Les paradoxes du monde sauvage, par François Salmeron, texte de l'édition de fin de résidence Nature In Solidum

Qu’est-ce donc que l’écologie, si ce n’est cette volonté de dénouer le dualisme humain-nature, et de défaire le partage entre le « civilisé » et le « sauvage », qui se trouvent à la racine de la crise environnementale ? Car l’écologie nous invite bien à nous extirper du lourd héritage de « l’ontologie moderne naturaliste » qui, dans le sillage de la science cartésienne, creuse une distinction (et une distance incommensurable…) entre le « cogito » propre à l’humain et la nature, comprise comme une simple « étendue » de matière dont on peut se rendre « comme maître et possesseur ». Au rebours de quoi, l’écologie s’attache, à l’instar des œuvres de Flavien Durand et Thibault Lucas, à réfléchir aux liens qui nous unissent à l’environnement, au-delà d’un simple rapport de domination ou d’exploitation, et à la manière dont on cohabite avec lui.

Désacraliser le sauvage
Mais au juste, que désigne ce « sanctuaire » qui donne son titre à l’exposition ? S’agit-il d’offrir une vision sacralisée de la nature ? De renouer avec le mythe d’une nature originelle ? De nourrir le fantasme d’un retour à la terre vierge ? Non, ce sanctuaire ne désigne pas pour Flavien Durand et Thibault Lucas un « espace idéalisé ». Ni un enclos où s’épanouissent les espèces sauvages, loin du remous de nos activités : car ce serait là une nouvelle manière de marquer notre distance avec le monde vivant, en renouvelant le dualisme humain-nature instauré par la modernité.
Selon les artistes, ce sanctuaire désigne davantage « une friche, une zone périurbaine », donc un entre-deux entre l’humain et la nature, le civilisé et le sauvage. Le sanctuaire décrit en effet un espace abandonné, un lieu découvert par hasard par Flavien Durand, lorsqu’il était enfant. « C’est un lieu préservé car oublié, qui nous situe à contre-courant de l’injonction à protéger la nature », remarque le photographe. Avant de souligner : « Ce n’est pas une réserve ou un parc », car ce genre d’espace n’est qu’une enclave verte, ou une cage dorée, à travers laquelle les sociétés humaines se donnent bonne conscience en accordant quelques hectares aux espèces vivantes…

Montrer sans dévoiler
« L’enjeu pour nous était de parler de ce lieu sans le dévoiler », expliquent Flavien Durand et Thibault Lucas, conscients que leur œuvre, si elle avait cédé à la tentation de rejouer le mythe d’une nature sauvage, n’aurait fait qu’« inciter les gens à aller voir le lieu », au risque de le transformer en une base de loisir ou de pèlerinage touristique. Mais ce titre de « sanctuaire » ne nous renverrait-il pas encore vers un mausolée, ou un espace où les espèces sont muséifiées ? « Non, c’est un principe vivant, une force qui est spontanée, qui n’a pas besoin de nous, mais qui est parmi nous », répondent les artistes. La nature ne se trouve ainsi ni mortifiée, ni artificialisée. Dès lors, l’approche du duo a consisté à se rendre sensible au bruissement des espèces vivantes, et à leurs manières d’être qui habituellement nous échappent, nous surprennent, et nous demandent un effort d’attention.
Mais comment saisir cette pulsation de vie ? « Notre manière de travailler implique une façon d’être : attendre patiemment, se faire petit, habiter un lieu… et voir comment le lieu, en retour, finit par nous habiter », témoignent Flavien et Thibault. Des enjeux propres à l’éthique, qui rend compte par définition de nos manières d’être, et à l’esthétique, qui étymologiquement embrasse notre perception sensible, s’entrecroisent donc. « On est à l’affût, on observe, on se fond dans le sanctuaire, on fait communauté », décrivent les artistes, dont l’approche consiste donc à passer du temps dans le sanctuaire, à s’y attacher, à s’y effacer. L’écologie nécessite un temps long pour se rendre disponible au monde vivant, se fondre dans sa dynamique, et en devenir familier.

Une conversion du regard 
En cela, l’écologie apparaît comme une conversion du regard : « On se retrouve face à ce que l’on ne voit jamais », preuve que l’art nous ouvre une dimension du réel qui jusque-là nous échappait. « On regarde d’un œil nouveau », détaillent les artistes, comme s’il s’agissait de considérer le monde à nouveaux frais, sous une autre perspective. Les pièges photographiques disséminés par Flavien Durand permettent d’ailleurs d’embrasser un point de vue écocentré, celui de la forêt, et de se défaire d’une vision étroitement anthropocentrique. Ces images projetées à grande échelle dans l’ancienne gare de la Divonne, inversent ainsi les rapports de grandeur humain-vivant auxquels nous sommes accoutumés, et décentrent notre perception. 

Sensations premières
Plus encore, une démarche proprement écologique s’attache à renouer un lien sensible avec le monde vivant. Mais alors, sous quelle modalité s’effectue cette expérience de la nature ? Celle-ci est pluri-sensorielle, à la fois visuelle, auditive et tactile, mais aussi fugitive et immergée, à l’image de l’installation artistique déployée par le duo. Les animaux y surgissent et disparaissent sans crier gare et, de nuit, les lumières de la ville et les phares des automobiles traversent les coursives de l’espace d’exposition, scandé de fenêtres, et l’éclairent aléatoirement. Les frontières du dehors et du dedans s’estompent, comme les dualismes. Les branches prélevées par Thibault Lucas déjouent d’ailleurs la frontière naturelle qu’est censée incarner la rivière du sanctuaire : plus qu’une séparation ou une limite, la rivière et les branches qui la traversent dessinent un passage, un lieu de franchissement à travers lequel les espèces vont et viennent. « Nous avons cherché à créer une transposition sensible du sanctuaire, en faisant rejaillir ses caractéristiques », dont celles de l’attente, de la surprise, et de l’évanescence. « Nous avons cherché à transmettre au public la première émotion », révèlent Flavien et Thibault. Une première émotion qui relève sans nul doute d’une forme d’émerveillement. Un sentiment au fondement de la philosophie, de l’art et des sciences, selon Aristote, penseur qui à travers ses études sur le vivant posa les jalons de la biologie : « En toutes les parties de la nature, il y a des merveilles », nous confiait-il, comme signe d’un éveil écosensible. 

François Salmeron
Critique d’art, trésorier de l’AICA France
Journaliste pour Le Quotidien de l’Art
Chargé de cours à l’Ecole des Arts de la Sorbonne et à l’Université Paris 8

 

 

Texte de Maria Claudia Gamboa & Violette Morisseau, comissaires de l'exposition "De la poussière à la lumière bleue", Mains d'Œuvres, Saint-Ouen-sur-Seine

L'apparition en forêt, devant l’artiste, d’un animal sauvage, l’entraîna dans un sentiment océanique, une fusion avec le grand Tout [1]. Depuis, Flavien Durand cherche à recréer, au travers des sculptures et des images, ce sentiment d’appartenance primordial, commun à tous·tes.
Flavien attire notre attention sur ce qui est déjà là en sculptant avec l’inframince. Tel est le cas de l'œuvre Harmonie, au sein de laquelle deux branches de hêtre courbes récupérées par l’artiste dans la nature forment un cercle lorsqu’elles sont assemblées. Pendant ses déambulations en forêt il réunit des fragments de paradis, afin de découvrir «la perfection contenue dans un réel chaotique » avec des yeux nouveaux. Dans sa vidéo Apparition l'artiste capture, au moyen d’une caméra infrarouge, des visions nocturnes d’animaux et d’un paysage fragmenté. Entre rêve et documentaire, l’artiste reconstitue, par la superposition d’images, le souvenir d'un univers étrangement familier. Un cerf, une route, des arbres et une biche semblent surgir pour disparaitre dans le noir du vide. Mais quel est ce vide qui contient le tout et où la séparation entre entités s’estompe ?
Du sentiment de transcendance ne restent que des traces, des bouts d’indices capables de réactiver cette expérience. Tel est le cas des particules de poussière qui accompagnent ces apparitions. La poussière - composée de microorganismes et de matière minérale et les fragments d’images flottants dans le vide infini portent les codes de la désintégration et de la renaissance, rappelant ainsi l’impermanence du monde, qui vit et meurt simultanément sans jamais atteindre un état fixe.
En forêt, l'artiste disparaît en faveur de ce qui se déroule devant ses yeux. Il collecte des matières premières et des instants révélateurs, reconstituant ainsi ce monde primordial dans lequel existe un continuum entre tout.  Un monde indivisible et inconcevable.

[1]. Le sentiment océanique est une notion psychologique ou spirituelle formulée par Romain Rolland, influencé par Spinoza, et qui se rapporte à l'impression ou à la volonté de se ressentir en unité avec l'univers (ou avec ce qui est « plus grand que soi »), parfois hors de toute croyance religieuse.

 

 

Bonjour Flavien, peux-tu nous raconter un peu ton parcours ?
Cela pourra paraître incongru mais je crois qu’avant tout, c’est la forêt qui m’a formé. À l’âge de 8 ans je me suis retrouvé face à face avec un cerf en pleine forêt, dans le Jura, je m’en souviens comme si c’était hier. Encore aujourd’hui, je considère cette rencontre comme ma plus forte émotion artistique. J’ai ensuite passé le plus clair de mon temps libre dans la forêt. C’était plus qu’une passion, quand je ne dormais pas déjà dehors, je me réveillais parfois à 4h du matin pour rejoindre la forêt à vélo. J’avais toujours le sentiment de rater quelque chose, un combat de cerfs, une biche qui traverse la rivière, bref, il fallait que j’aille voir. Puis vers mes 12 ans, j’ai eu le désir de partager ces moments et j’ai reçu mon premier appareil photo à Noël. Parallèlement, je me passionne pour le piano et je débute plus tard une formation en musicologie à l’université, mais la photographie et la nature me rattrapent vite et je conserve la composition au piano comme simple passion. J’intègre donc l’école de photographie de Condé à Lyon pour me former techniquement, avant de poursuivre un Master en photographie et art contemporain à l’université Paris 8.

Peux-tu nous expliquer ta démarche artistique ?
Mon travail relève de ce qu’on pourrait appeler un “romantisme contemporain”. J’ai fait le constat suivant : nous regardons comme des romantiques mais nous ne pensons pas comme eux. C’est en partie ce paradoxe qui me pousse à réaliser des images. Je m’explique : il faut d’abord souligner que le romantisme ne correspond pas à l’idée populaire qu’on s’en fait, il s’agit avant tout d’un mouvement de pensée né en Allemagne à la toute fin du dix-huitième siècle. Ce mouvement a fortement imprégné notre façon de regarder le monde, même aujourd’hui, de manière inconsciente. Les frères Schlegel ou encore Novalis plaidaient pour rétablir l’harmonie primitive de l’âme humaine. Pour atteindre une telle harmonie, ils suggèrent une initiation qui passe par un temps d’illumination, une apparition qu’ils cherchent souvent dans le paysage. Il semble qu’à présent nous tournons encore notre regard vers ces paysages, mais sans y voir ce potentiel d’apparition. Ainsi, nous regardons dans la même direction que les romantiques mais nous n’avons plus l’espoir d’y trouver cette apparition, clé d’une harmonie nouvelle. Mes photographies sont une quête impossible de ce temps de l’apparition. Au fond, chacun de mes travaux conserve cette volonté de restitution d’une certaine profondeur esthétique et romantique. Personnellement, c’est la rencontre avec un cerf qui m’a poussé à tenter sa mise en forme, mais je pense que nous avons tous vécu de pareilles expériences décisives, même si elles demeurent très différentes. Pour résumer, mon travail est une quête poétique de l’apparition merveilleuse à travers la représentation de la nature et du vivant. Par ailleurs, mes derniers projets diffèrent quelque peu d’une attitude strictement romantique, en cela qu’ils tentent de reconnaître aux animaux un point de vue sur le monde. À l’inverse, le tradition picturale européenne a souvent représenté l’animal comme simple support d’une projection humaine.

Peux-tu nous parler de la création de ta dernière série ?
Mon dernier projet, intitulé #sunset, rejoint précisément ce que je viens d’évoquer, à savoir comment convoquer la profondeur esthétique et romantique du paysage. Il s’agit de proposer des images de paysages en réaction au sort que lui réserve Instagram. L’exemple du soleil couchant est révélateur puisque sur le réseau social, plus de 250 millions d’images sont affublées du hashtag #sunset. Tandis que le soleil couchant évoquait L’Éternité dans le poème éponyme d’Arthur Rimbaud, celui-ci est devenu un papier peint devant lequel poser. On assiste à une disparition du soleil, relégué en arrière-plan. Cela est aussi vrai pour une montagne, une fleur, une forêt… Il y a donc un paradoxe, plus nous photographions le soleil, moins nous le regardons. Pour réagir à cette disparition du visible, j’ai tenté de recourir à la peinture à partir d’images stéréotypées d’Instagram. Ce procédé tente de perturber notre regard pour restaurer et faire réapparaître ce qui tend à disparaître sous le poids des poncifs et des habitudes visuelles.

Quelle fut ta meilleure expérience de voyage pour réaliser tes photographies ?
Ayant débuté par la photographie animalière, comme beaucoup, j’ai rêvé de contrées lointaines et sauvages, de grandes traversées à la Into the Wild. La plus marquante reste une expédition de deux semaines seul au nord de la Laponie, en automne 2017. Après trois jours de train, je débarque au milieu de la toundra. Un matin, alors le soleil n’était pas encore levé, un grand fracas d’éclaboussures me réveille soudainement, il provenait du lac près duquel j’avais installé ma tente. Pas tellement rassuré, j’imagine déjà la drôle d’allure de l’individu assez fou pour se baigner aussi bruyamment à cet endroit-là, à cette heure-ci, dans cette eau-là. Malgré tout, j’ouvre timidement ma tente. Et là, surprise : deux énormes orignaux pataugeaient gaiement dans l’eau, juste sous ma tente. Le lac filait sur plusieurs kilomètres mais c’est sous ma tente qu’ils ont choisi d’opérer leur brouhaha. Ils passent ensuite à quelques mètres de moi et je me sens tout petit. Comme pour le cerf de mes 8 ans, je ne pense pas pouvoir oublier une telle expérience. Hormis cela, j’ai eu à supporter la solitude, enfermé dans ma tente pendant quatre jours de pluie-tempête. Durant ces longues journées, la contemplation de ma toile de tente aura été ma seule distraction, mais ce fut un temps riche où j’ai beaucoup appris. Finalement, cette expérience en Laponie à été mon dernier vrai voyage, pour le moment je ne ressens plus le besoin de partir si loin. C’est “l’ailleurs” qui m’importe plutôt que le voyage. Celui-ci diffère du voyage puisqu’il peut se trouver partout, il nécessite simplement une acuité plus fine à ce qui nous entoure. C’est cette même acuité qu’il me semble important d’aiguiser en tant que photographe, même si un vrai voyage restera toujours un bon moyen de s’offrir de nouvelles perspectives sur le monde.

Que conseillerais-tu à quelqu’un qui veut se lancer dans la photographie ?
Je n’ai pas de conseils “pratiques” à proprement parler pour se lancer, mis à part qu’il ne faut jamais se limiter à cause du matériel. La contrainte de moyens techniques et financiers permet souvent de développer des approches originales, ce qui n’est pas toujours le cas avec l’appareil photo dernier cri. Pour le reste, chacun part de là où il est. Il existe une multitude de trajectoires, sans pour autant que l’une soit préférable à l’autre. En revanche, le plus important à mon sens est d’avoir quelque chose à dire, de chercher ce quelque chose comme un trésor puis de tout mettre en œuvre pour le dire. J’ai le sentiment que si chaque jour on s’interroge sur ce qui nous anime vraiment et qu’on finit par trouver cette source vive, alors le reste n’est que formalité. Cette vision des choses est peut-être assez idéaliste mais elle me semble plus intéressante que de réfléchir en termes de débouchés ou de carrière, même si c’est aussi parfois nécessaire, ce n’est pas l’essentiel.

Quels sont tes futurs projets ?
Je réalise actuellement mes premières images pour un projet intitulé Le sentiment de la forêt, qui fera l’objet d’une exposition d’ici deux ans. J’ai décidé de revenir à mes “fondamentaux” en abordant ce à quoi je suis sensible depuis l’enfance : la forêt et ses habitants. Je tente de déployer un langage visuel capable de rendre plus concrète et visible la cohabitation entre vivants au sein de la forêt. Ce projet vise ainsi à défendre une forêt riche en vivants, à travers une représentation photographique qui laisse tout d’abord la place à l’animal dans son territoire, sans pour autant exclure l’humain. Par ailleurs, Adieu à la photographie vient de sortir. Il s’agit d’un livre photographique réalisé avec 16 autres photographes, sous la direction artistique d’Olivier Davenas et Chloé Rieb. L’ouvrage, à la fois théorique et photographique, a pour vocation de promouvoir la richesse intellectuelle et expressive du médium photographique.

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